La sociologie des travailleurs algériens en regard d’une ethnologie du présent

La sociologie des travailleurs algériens de Pierre Bourdieu en regard d’une ethnologie du présent – Laurent Bazin

Résumé

Travail et travailleurs en Algérie pose les prémisses de l’œuvre sociologique et anthropologique que Pierre Bourdieu développera ultérieurement. Ce texte s’efforce d’examiner les postulats et positions épistémologiques qui caractérisent cet ouvrage, pour montrer ensuite en quoi ils se distinguent des perspectives ethnologiques élaborées par Gérard Althabe à la même époque. La confrontation entre les deux auteurs laisse apparaître deux conceptions  inversées.  Bourdieu  demeure  attaché  à  une  approche  structuraliste  qu’il réaménage pour penser les rapports de domination à travers les mécanismes de leur reproduction ; l’investigation sociologique et la démarche ethnographique sont conçues dans cette perspective comme moyens d’atteindre « objectivement » à la structure symbolique (objective et subjectivée) des positions sociales. Althabe se situe dans une optique constructiviste axée sur la production des rapports sociaux : l’enquête ethnologique est pensée comme un mode de connaissance fondée sur la communication entre le chercheur et les sujets dont il veut comprendre l’univers. Après Georges Balandier, il centre l’attention sur un monde qui se construit en réaménageant les rapports de domination par la puissance de l’imaginaire, alors que Pierre Bourdieu met l’accent sur les mécanismes de reproduction de la domination  par  le  biais  du  symbolique.  Althabe  fait  apparaître  comment  le  monde  du dominant prend sens du point de vue de l’univers du dominé, alors que Bourdieu analyse la position que le dominé occupe dans le monde du dominant.

Laurent Bazin est anthropologue au CNRS et à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Il est membre du CESSMA (Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatique) et en accueil à l’université d’Oran (Algérie).

Pierre Bourdieu et le travail en Algérie

De tous les ouvrages de Pierre Bourdieu, le seul qui ait pris explicitement le travail comme objet de recherche est Travail et travailleurs en Algérie, paru en 1963. C’est sans doute également le plus méconnu. Dans ses travaux ultérieurs, Bourdieu lui-même continuera à exploiter et valoriser ses matériaux ethnographiques recueillis sur la Kabylie au tout début de sa carrière, mais il ne donnera pas de prolongements directs à cette étude consacrée aux conditions des travailleurs et à la nature des situations de travail. L’ouvrage de 550 pages est d’un abord ardu ; la première partie est composée d’une longue série de tableaux présentant des données statistiques recueillies et traitées par trois statisticiens (A. Darbel, J.-P. Rivet, C. Seibel) ;  la  seconde  partie  est  faite  d’une  analyse sociologique  par  Pierre  Bourdieu,  qui complète des données d’une enquête quantitative par une soixantaine d’entretiens biographiques. Si elle complique la lecture, la forme de l’ouvrage n’est nullement innocente : en cette toute fin d’une guerre que, d’un côté, le gouvernement français refusera pendant deux décennies encore de nommer et, de l’autre côté, l’esprit révolutionnaire de l’époque idéalise, c’est comme s’il s’agissait pour les auteurs de jeter à la face du public l’évidence des faits, et leur objectivation scientifique, pour mieux dévoiler les fausses certitudes du discours colonial aussi bien que du discours révolutionnaire. Il y a là en germe, ainsi qu’on le détaillera dans cette contribution, les prémisses d’une préoccupation pour l’exigence de rigueur d’un travail scientifique d’objectivation et de dévoilement/déconstruction des catégories du sens commun qui traversera plus tard toute l’œuvre de Pierre Bourdieu.

Travail et travailleurs en Algérie suit de quelques années la publication de Sociologie de l’Algérie (édité pour la première fois en 1958), et précède Le déracinement, écrit avec Abdelmalek Sayad (1964). Les trois ouvrages sont complémentaires et s’éclairent mutuellement. Le premier rompt avec le dogme de l’Algérie française, puisqu’il n’y est question que des sociétés dites indigènes, que les chapitres séparent (les Kabyles, les Chaouia, les Mozabites, les Arabophones), pour les rapprocher ensuite dans l’examen d’un « fond commun » puis dans celui de l’aliénation coloniale. La société « européenne » est absente de ce tableau, comme si l’ouvrage préfigurait son exode massif. Quant au Déracinement, il s’attache à montrer les conséquences, en terme de désorganisation des sociétés paysannes algériennes, du déplacement forcé des villages dans des camps de regroupement. Cette stratégie des forces militaires prolonge et achève l’œuvre de déstructuration entreprise par la colonisation, visant à saper les fondements économiques des sociétés locales dans le but d’en briser les mécanismes de solidarité, accélérant la « crise de l’agriculture traditionnelle », l’exode vers les faubourgs et les bidonvilles d’Algérie (comme de France) et les transformations sociales qui affectent la société algérienne.

Dans l’ensemble, dans cette dernière phase de la guerre d’indépendance algérienne qui est le théâtre dans lequel il débute ses recherches, Bourdieu s’attache à montrer la manière dont le système colonial (dépossession des terres, déstructuration de l’organisation tribale, déplacements) a produit un sous-prolétariat urbain aliéné et exploité. Il s’attarde en particulier sur  le  décalage  entre  les  attitudes  de  ce  sous-prolétariat,  socialisé  dans des  sociétés « traditionnelles » fondées sur l’agriculture, et les conditions imposées par le système du travail salarié lié au capitalisme introduit par la colonisation. C’est en premier lieu une sociologie de la dépossession : paysan sans terre, travailleur sans travail, sans métier ou sans profession, citadin sans cité, traditionnaliste par désespoir, déculturé, le travailleur algérien est dépossédé, exploité, aliéné et en même temps inadapté au système qui l’exploite. La problématique centrale de Travailleurs et travailleurs en Algérie s’apparente à ce qu’en d’autres termes la pensée marxiste, dominante dans cette période, désigne sous les termes de « prolétarisation » et de « transition au capitalisme » puisqu’il s’agit d’examiner l’intégration au système capitaliste du prolétariat algérien.

Bourdieu n’a pas encore fondé ses concepts clé à cette époque, et les termes d’attitude et d’adaptation sont au cœur de sa démonstration. On peut sans doute dire que la nécessité de penser ces distorsions inhérentes au système colonial en Algérie l’aura imprégné lorsqu’il forgera ses concepts tels qu’habitus, disposition etc. qui sont un effort pour se démarquer du vocabulaire de la psychosociologie et aussi de celui du marxisme (exploitation, aliénation, classe, prolétariat et sous-prolétariat etc.). La démarche de Bourdieu est anthropologique, dans la volonté de restituer la cohérence des sociétés traditionnelles algériennes, notamment lorsqu’il s’intéresse à l’économie et au travail, en déconstruisant ces notions pour les replacer dans leur contexte socioculturel précis. Sa contribution à l’analyse anthropologique de la catégorie de travail est en ce sens fondamentale, lorsqu’il souligne par exemple que la notion de travail n’a pas d’existence dans le système agricole des sociétés traditionnelles1. Le travail surgit du processus de prolétarisation, dans la confrontation des paysans « déracinés » avec le chômage qui les menace d’inexistence sociale. Dans le contexte urbain, il s’ensuit, selon les interprétations de Bourdieu, une disjonction de la fonction économique et de la fonction sociale du travail.

C’est peut-être parce que le système colonial algérien incite à la déconstruction des catégories de l’économie, que Bourdieu montrera plus tard une propension à extraire les catégories de l’économie de leur cadre pour les constituer en concepts visant la modélisation des rapports sociaux (la mise en évidence des différentes espèces de capital, qui accompagne la théorie des champs) ; ce qui est une manière de remettre l’économie « à sa place ». Quant au concept de domination symbolique qui deviendra si important dans l’œuvre de Bourdieu, ne s’impose-t-il pas comme une clé qui permet, rétrospectivement, de saisir la forme même de la domination coloniale, et sa violence extrême ? Tous deux salués par Jean-Paul Sartre, Albert Memmi (1957) venait de dresser le portrait du colonisé, tandis que Frantz Fanon (1961) parlait de sa dépersonnalisation2. Il est aliéné dans un système qui ne lui permet plus de prendre conscience de son aliénation, dit à son tour Bourdieu.

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