Tortures durant la «guerre d’Algérie» : La gangrène dans la République française

Dans « La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie 1954-1962 » (Ed Gallimard), qui fut d’abord une thèse universitaire, Raphaëlle Branche, historienne et rédactrice en chef de la revue « Vingtième siècle », cherche à comprendre comment les militaires français ont pu se résoudre à employer des moyens abjects  avec une certaine bonne conscience tout en étant persuadés qu’ils servaient les intérêts de la France et en préservaient la grandeur.

Reporters : On a beaucoup écrit sur la torture pratiquée en Algérie par l’armée française, quelle est la singularité de votre propos par rapport à ce qu’un Vidal-Naquet  a pu écrire ou  dans les revues comme « Les Temps Modernes » ou les ouvrages publiés par les éditions de Minuit par exemple ?

Raphaëlle Branche : A la différence des quelques témoignages – rares – publiés pendant la guerre sur la pratique de la torture, le travail de Pierre Vidal-Naquet dans La raison d’Etat a été de compiler des documents officiels, émanant des autorités politiques et militaires françaises, lui permettant de prouver que cette pratique, théoriquement interdite, était bien connue des responsables politiques français. Il a très tôt cherché à documenter cette responsabilité politique et il a développé, plus tard, une analyse sur le sujet. La Torture dans la République est le livre-choc, publié d’abord en Italie, puis traduit en français en 1972, qui établit le fait que ce crime de guerre a bien été connu des autorités politiques qui ont couvert son existence et menti à son propos. Il avait, par ailleurs, pendant la guerre elle-même rédigé l’Affaire Audin, qui était une déconstruction méticuleuse du mensonge officiel visant à camoufler en évasion la mort sous la torture du communiste Maurice Audin par les parachutistes français. Mon travail se situe dans la continuité de ces travaux et a été influencé par les hypothèses émises par Pierre Vidal-Naquet.

Cependant, Pierre Vidal-Naquet n’avait eu accès qu’à quelques documents dérobés à l’armée et à quelques textes publiés.La différence principale avec mon travail tient donc aux sources : j’ai pu documenter les violences illégales pratiquées par l’armée française en Algérie en travaillant à l’intérieur des archives militaires et politiques françaises. J’ai pu confirmer non seulement que les autorités militaires et politiques étaient au courant mais que la torture, en particulier, n’était pas de l’ordre de la bavure ou de l’exception. J’ai montré que la torture devient rapidement un élément central du système répressif. Elle fait partie des armes à disposition des troupes françaises en Algérie. C’est pourquoi j’ai parlé d’un usage systématique de la torture : non pas parce que toute personne arrêtée était torturée mais parce que son usage appartenait au système répressif. Les preuves abondent en effet dans les archives des violences faites aux personnes arrêtées, simplement soupçonnées de liens avec le FLN, l’ALN ou le PCA.

Les archives permettent de montrer que la torture est une pratique courante. Elle se banalise rapidement et n’est absolument pas sanctionnée. En dépit donc des textes réglementaires ou des déclarations politiques qui en interdisent l’usage de manière vague (les militaires doivent respecter les « règles d’humanité »), c’est le fait que la violence ne soit pas sanctionnée qui me conduit à conclure qu’elle était autorisée. Mais l’armée est une structure d’ordre donc je montre aussi que la torture n’aurait pu avoir lieu sans l’aval de la hiérarchie : il s’agit donc d’un crime sur ordonnance et, pour les soldats qui l’ont pratiquée, d’un crime par obéissance dans la plupart des cas.

Dans L’Humanité du 3 novembre 1954, Marie Perrot, l’envoyée spéciale de l’Humanité écrivait : « Des tortures dignes de la Gestapo sont infligées à des Algériens détenus à Batna » au moment où François Mitterrand est ministre de l’Intérieur. Un peu plus tard, Claude Bourdet titrait un de ses articles de France Observateur, « Votre Gestapo d’Algérie »  et enfin Henri-Irénée Marrou dans une « libre opinion » publiée dans Le Monde parlait lui aussi de « Gestapo », ce rapprochement, qui pouvait choquer à une époque où les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale étaient encore vifs, vous paraît-il justifié ?

Ces différents textes sont en effet typiques du début de la guerre. Hubert Beuve-Méry, dans un de ses éditoriaux du Monde, interrogeait aussi « Sommes-nous les vaincus de Hitler ? » En effet, il faut bien avoir en tête que les Français sont alors tout juste sortis de la Seconde Guerre mondiale et de la période de l’occupation. En 1953 encore a eu lieu en France le procès des responsables du massacre du village d’Oradour dont le résultat a été suivi de l’amnistie des Alsaciens-Lorrains enrôlés dans la SS (les Malgré-nous) par le président de la République. Nuit et Brouillard, un des premiers films sur la déportation en France, est sélectionné pour Cannes en 1956.

Passé 1956 toutefois, la comparaison avec les nazis devient moins présente dans la presse, mais le FLN, en revanche, l’utilise régulièrement pour dénoncer les crimes de guerre français. Parallèlement, on peut aussi rappeler que les autorités françaises et une partie des médias comparent Nasser à Hitler à l’occasion de la nationalisation du canal de Suez. Mais à côté de ces usages polémiques, il faut surtout voir que la référence est bien réelle pour de nombreux acteurs.

Les témoignages abondent en particulier de soldats français qui s’interrogent sur la manière dont ils doivent se comporter en Algérie, qui comparent la situation qu’ils découvrent à celle de l’occupation qu’ils ont connue quand ils étaient enfants en France. Pour les historiens, c’est cela qui est intéressant : comment avec cet imaginaire en tête, les différents acteurs se sont-ils comportés ? ont-ils perçu leur rôle ? identifié leurs ennemis, etc. ?

Sinon cette comparaison entre les deux époques ne fonctionne pas historiquement. Si on peut identifier des éléments communs (une troupe militaire qui occupe, des ennemis décrits comme « terroristes », des victimes civiles, des crimes de guerre mais aussi des relations plus apaisées avec les civils, etc.), la situation en Algérie s’explique surtout par des éléments qui sont profondément différents. Ce qui doit être bien perçu à propos de la guerre menée en Algérie par la France c’est sa dimension coloniale. La guerre intervient alors que l’Algérie a été colonisée depuis plus d’un siècle et qu’une population européenne importante s’y est installée et y a fait souche. Rabattre la guerre en Algérie sur l’occupation allemande en France, c’est annuler cette profondeur historique qui seule permet de comprendre les motivations fondamentales des acteurs historiques, que ce soit les nationalistes algériens qui souhaitent l’indépendance de leur pays après ce qu’ils identifient à des décennies de spoliations et de discriminations ou les responsables politiques français qui décident d’engager l’armée française dans la répression du nationalisme tout en développant une politique de réforme politique, économique et sociale du fonctionnement de l’Algérie coloniale.

Dans votre Avant-propos, daté d’octobre 15, vous faites état des difficultés qu’affronte le chercheur devant les obstacles de toute sorte qui lui ferment ou lui rendent l’accès aux archives semblable au « parcours du combattant », est-ce une manière de suggérer que votre recherche et ses résultats s’inscrivent sous le signe du provisoire ou, du moins, sont sujets à révision ?

Toute recherche est sujette à révision : de nouvelles sources peuvent être trouvées ou devenir accessibles ; de nouvelles questions peuvent s’imposer et permettre de faire surgir d’autres pans du passé négligés jusqu’alors ; de nouvelles interprétations peuvent contester ou nuancer ce qui a été écrit. Mes travaux comme tous ceux des autres historiens sont donc susceptibles de révision, y compris par moi-même ! Je peux d’ores et déjà identifier des sources auxquelles je n’ai pas eu accès et qui pourraient permettre de nuancer ou de modifier peut-être ce que j’ai écrit. Je pense en particulier aux archives de la justice militaire qui permettraient de mieux documenter la question de savoir si et comment l’armée française a sanctionné les auteurs de violences interdites comme l’étaient théoriquement la torture et les exécutions sommaires, pour prendre les deux violences principales. Je n’ai documenté cette question que par des sources périphériques : quelques affaires relatées par la presse, des synthèses partielles portant sur quelques années sur une partie du territoire algérien, quelques cas connus grâce aux avocats, quelques plaintes parvenues aux autorités civiles. Travailler sur les archives de la justice militaire, sur les dossiers complets, permettrait d’éclairer beaucoup plus précisément ce qui est central dans ma démonstration : le statut réel et non théorique de ces violences. Je montre en effet que, en dépit de leur statut théorique, elles sont pratiquées massivement. Je montre aussi qu’alors que la torture continue à être interdite, elle est conseillée sur le terrain et encouragée. Les exécutions sommaires quant à elles sont, à partir de l’été 1955, quasiment légalisées. Ces différences se reflètent-elles dans la pratique de la justice militaire ? Il serait intéressant de le regarder. Ainsi, on pourrait voir si le fait que la torture soit officiellement toujours interdite a pu fournir un levier  aux officiers qui refusaient qu’elle soit pratiquée dans leur unité ? ont-ils sanctionné, traduit en justice leurs subordonnés tortionnaires ? Ont-ils laissé faire ? D’autres éléments demandent encore des éclairages : ainsi je n’ai pu accéder à la position du général de Gaulle que par des sources indirectes. Plus largement des sources m’ont manqué pour cerner les centres de décision politiques sous la Ve République. Il y a certainement ici de quoi creuser encore.

Vous écrivez : « les sources abondent sur la pratique de la torture par les services de renseignements » et vous ajoutez : « de nombreux récits rendus publics pendant la guerre évoquent ces pratiques », comment expliquez-vous qu’un Guy Mollet ait pu dans une déclaration publique en nier la réalité et mettre au compte de la démoralisation de l’armée la dénonciation des tortures  d’une part et de l’autre, cela signifie-t-il que la torture dès l’origine était inscrite dans l’espèce de guerre que menait l’armée française contre les nationalistes algériens, formant un système qui devait dérouler nécessairement ses affreuses conséquences ?
Oui, les sources abondent encore fallait-il les chercher. Enquêtant sur le sujet, je les ai trouvées : témoignages de victimes et de soldats, archives militaires, archives du gouvernement général, du Comité international de la Croix-Rouge, etc. Mais que savait vraiment Guy Mollet ? On peut en avoir une idée en allant regarder ses archives. Le Président du Conseil était informé de faits de torture pratiqués par la police en Algérie et par l’armée, car il recevait des lettres dénonçant ces faits. Il avait aussi à sa disposition quelques documents plus officiels d’enquête sur quelques cas précis. Mais il n’avait sans doute pas les moyens de prendre la mesure de l’ampleur de la pratique.

Paris est loin d’Alger et son ministre-résidant, Robert Lacoste, ne lui a pas forcément donné tous les éléments nécessaires à la compréhension de ce qui se passait en Algérie. Pas plus que les deux ministres Maurice Bourgès-Maunoury ou Max Lejeune, tous deux certainement plus au courant de la réalité du terrain, en particulier du terrain militaire. Hélas, leurs archives sont moins riches. Donc, pour revenir à votre question, Guy Mollet a couvert ses ministres et couvert l’armée française.

La priorité était, de toute façon, pour lui de gagner la guerre et la bataille de l’opinion était un élément de cette guerre : il fallait convaincre en France, en Algérie et aussi à l’étranger que l’armée française se comportait correctement en Algérie.  L’autre partie de votre question renvoie au lien entre cette guerre spécifique et la torture. Ce que je démontre dans ce livre, c’est que les exécutions sommaires et la torture étaient très répandues en Algérie. Plus précisément, pour la torture, elle était profondément liée à la nature de la guerre c’est-à-dire à la fois à la conception que les autorités françaises se faisaient de leur ennemi et de leur but et à la réalité pratique des affrontements sur le terrain.

Vous écrivez en citant les appelés confrontés à la pratique de la torture que cette dernière était « normale », faisait partie de l’ordinaire de la guerre et en même temps vous dites que « les archives de l’armée n’emploient pas le mot ‘torture’, lui préférant des expressions euphémistiques. A quoi est due d’après vous cette pudeur verbale ?
Il ne s’agit pas de pudeur verbale, mais bien de camouflage. La torture est interdite dans l’armée française de l’époque. Aucun soldat ne peut la pratiquer, aucun officier ne peut l’ordonner. Or, les pratiques du terrain comme les directives données en particulier à partir de l’arrivée à la tête de l’armée d’Algérie des partisans de la doctrine de la guerre révolutionnaire, fin 1956, sont contraires à ces interdits. Il est donc nécessaire – en cas de contrôle de l’autorité politique ou d’interventions extérieures (on pense au CICR) – de camoufler les choses. Mais le camouflage ne trompe que ceux qui le souhaitent. Ainsi « interrogatoire physique » ou « sous la contrainte » sont des expressions au sens flou qui laissent une grande marge d’interprétation aux acteurs et, dans de nombreux cas, se traduisent par des violences physiques que l’on peut qualifier de torture puisqu’elles sont exercées sur des individus sans défense et totalement à la merci de leurs tortionnaires qui ont droit de vie ou de mort sur eux.

Le général Jacques Pâris de Bollardière a pu dire un jour que si on a employé aussi systématiquement la torture à l’encontre des Algériens, c’est qu’on ne considérait pas les musulmans algériens comme des hommes, mais comme des « ratons » ou des « bougnoules » et que cette catégorisation a facilité le passage à l’acte que constitue la torture. Qu’en pensez-vous ?
Il y a indéniablement dans les ressorts psychologiques de la torture quelque chose qui renvoie à la question de l’altérité : comment est-ce que je perçois l’autre qui est en face de moi ? Il est plus aisé d’humilier et de faire souffrir quelqu’un qu’on ne considère pas comme un autre soi-même. La guerre peut suffire à produire cette distance qui permet la violence la plus meurtrière : si l’ennemi est perçu comme barbare, comme sauvage, on se pense plus aisément différent de lui. Or, la guerre menée en Algérie par la France repose sur cette idée – très largement véhiculée par des tracts, des affiches notamment – que les nationalistes algériens recourent à des méthodes cruelles telles que l’égorgement ou le terrorisme aveugle. La peur de cet ennemi décrit comme sans pitié joue aussi son rôle dans la torture.

On comprend donc bien qu’il n’est pas besoin d’une situation coloniale et raciste pour que de la torture ait lieu. En revanche, assurément, en Algérie, l’imaginaire colonial sur la violence des Algériens a pu jouer comme je l’ai aussi montré dans mon livre sur la région de Palestro  (Lakhdaria). De même ce que la situation coloniale a installé pendant des décennies a joué : en Algérie, les êtres humains n’ont pas les mêmes droits et ceux qu’on appelle les indigènes caractérisés notamment par le fait qu’ils sont considérés comme musulmans sont discriminés durablement sur une base juridique. En dépit des réformes obtenues après la Seconde Guerre mondiale, les habitudes sont bien là et les Algériens sont bien perçus comme différents et inférieurs. Assurément, ce soubassement colonial a pu jouer dans la pratique de la torture même s’il faut bien se souvenir que l’immense majorité des soldats français ne connaissent ni l’Algérie ni les Algériens.

C’est la nature de la guerre et la manière dont on leur décrit leurs ennemis qui font l’essentiel de la représentation qu’ils ont des suspects qu’ils ont entre leurs mains et qu’ils peuvent être amenés à torturer.

Certains auteurs algériens, Mohammed Lebjaoui par exemple, affirment que, par l’usage de la torture, l’ordre colonial montre son vrai visage, qu’il ne peut se soutenir que par l’emploi de la torture qui est la forme extrême du mépris raciste, qu’en pensez-vous ?
La torture, c’est un rapport de forces à l’état brut, la nudité de l’ordre colonial d’une certaine manière : l’ordre brut, sans oripeaux. On peut le voir ainsi. On peut aussi considérer que la nécessité qu’a eue la France de recourir à la torture sur une vaste échelle, d’en faire un système de répression est aussi la preuve de l’échec de l’ordre colonial. Cet ordre n’a pas créé de relais dans la société qui lui auraient permis de s’appuyer sur eux pour lutter contre les nationalistes du FLN par exemple. Il n’a pas bâti un réseau de confiance qui lui aurait permis de connaître mieux son ennemi, de s’informer sur lui. Il a dû recourir à la torture dans une fuite en avant pour s’informer, se renseigner. Ainsi, il témoignait de son impuissance, de son échec. Mais en même temps la torture lui servait à autre chose : bien plus qu’un moyen pour obtenir des renseignements, la torture permettait à l’armée française de rappeler à tous qui avait le pouvoir en Algérie.

La torture est en effet le pouvoir fondamental de vie et de mort mis en balance : la victime voit dans ses bourreaux ceux qui tiennent entre leurs mains sa vie ou sa mort. Rappelant aux Algériens ce droit de conquête fondamental acquis au 19e siècle, l’Etat français signifiait bien le sens profond de sa présence en Algérie : dominer, garder le pouvoir. En ce sens, la torture a fonctionné, pendant la guerre en Algérie, comme un acte de pouvoir primaire : son caractère massif s’explique ainsi. Il était nécessaire, alors que la présence française en Algérie était contestée, de rappeler à tous – ceux qui étaient torturés mais surtout leurs proches, leurs compagnons de lutte comme leur famille – que le pouvoir de la France ne pouvait être discuté ou contesté. Le corps est bien la première cible de cette violence mais elle vise au-delà de lui. Elle vise à atteindre psychiquement la victime qui, dès lors qu’elle se sent totalement dans les mains de ses bourreaux, est profondément fragilisée et peut  alors parler, raconter n’importe quoi pour que cessent les douleurs physiques et les tourments psychologiques. Mais le but ultime est ailleurs : au-delà de la victime, on vise ses différents cercles d’appartenance inquiets de ce qu’elle va dire ou, tout simplement, de ce qu’elle va devenir. En sortira-t-elle vivante ? dans quel état ? La question du renseignement n’est qu’un élément de cette violence. Je crois que l’essentiel était en réalité ailleurs : il fallait réinscrire dans les corps des Algériens le pouvoir colonial français.

Vous évoquez dans un chapitre de votre ouvrage la question de la torture et du viol appliquée aux femmes : « le viol, écrivez-vous, est une technique de torture répandue ». Est-ce le rapport au sexuel fut systématiquement convoqué lorsqu’il s’agissait de femmes, plus que d’hommes pendant  la guerre ?

Il y a toujours une dimension sexuelle dans la torture. La torture vise à faire souffrir. L’extrême sensibilité des organes sexuels les désigne donc toujours pour ceux qui cherchent à faire souffrir : les hommes comme les femmes sont donc agressés sexuellement. La première des violences commence par la dénudation obligatoire et totale, devant des hommes habillés et en armes. Elle est suivie par des coups qui n’épargnent pas les parties sexuelles. Les pratiques spécifiques de torture, ensuite, peuvent s’attaquer plus ou moins directement aux organes sexuels. C’est en particulier le cas de la torture à l’électricité où les électrodes sont placées de manière privilégiée sur la verge, les testicules, dans le vagin, sur les seins. Le viol pratiqué dans le cadre des séances de torture s’inscrit dans cette perspective : faire mal, briser la personne dans sa résistance morale et la blesser profondément en portant atteinte à son estime de soi, à son espoir de vivre. Quand il est documenté, il s’agit souvent de viols au moyen d’objet. Des hommes comme des femmes peuvent donc en être victimes.

Dans votre conclusion, vous écrivez : « C’est bien la manière dont la guerre était pensée et menée qui engendra les conditions de possibilité de la torture », cela signifie-t-il que si la conception de la guerre avait été autre, la torture n’aurait pas eu ce caractère systématique qu’elle a eue pendant la guerre ?

Oui je le pense. La torture n’est pas un invariant de toutes les guerres. Elle se développe en fonction du contexte. Il faut bien prendre la mesure du fait que la guerre est menée sur un territoire et dans une société pétris par les discriminations propres à la colonisation depuis des générations. Elle s’inscrit aussi dans un contexte de guerre froide où certains officiers supérieurs, ayant l’oreille du pouvoir politique, repensent la guerre et considèrent qu’il faut s’adapter à ce qu’ils croient observer et décrivent comme une guerre révolutionnaire. De fait, leur analyse converge avec ce que le pouvoir politique colonial souhaite faire : pour garder l’Algérie française, l’Etat décide de s’adresser à la population algérienne. Il s’agit de la convaincre du bien-fondé de la souveraineté française en Algérie.

Pendant ces années, on multiple donc les réformes sociales et politiques ; sous la Ve République, un immense plan de développement économique de l’Algérie est même financé et lancé pour 10 ans. La pratique de la torture n’est pas détachée de ces réalités. Elle participe pleinement d’un système qui veut que la population soit engagée dans la guerre, impliquée.  Même si elle n’est pas pratiquée partout en Algérie pendant toute la durée de la guerre et même si des individus ont pu promouvoir d’autres manières de faire la guerre (par l’école, par les soins médicaux, par des affrontements guerriers limités aux combattants armés, etc.), elle est un élément central de la répression. Cette guerre n’a pas pour but la conquête d’un territoire, c’est une guerre pour un projet politique. Alors que l’empire français se délitait de toutes parts, il fallait à tout prix garder l’Algérie française. La torture, telle qu’elle fut pratiquée par l’armée française, était à la fois un rappel des fondements brutaux de la présence française en Algérie et une violence de son temps, recourant à une technique moderne comme l’électricité et adaptée à une guerre qui misait sur la dimension psychologique tout en voulant à tout prix se distinguer des violences de l’adversaire.

1 – Pierre Vidal-Naquet (1930-2006), historien français, spécialiste de la Grèce ancienne, s’impliqua fortement dans la dénonciation de la torture pendant la guerre d’Algérie et après. Il a notamment publié « L’Affaire Audin 1957-1978 » ( Ed de Minuit) et  « La Torture dans la République » (Editions de Minuit). Il a rassemblé ses textes publiés entre 1959 et 1988 dans son livre « Face à la raison d’Etat » (La Découverte, 1989).

2 –  « L’Embuscade de Palestro, Algérie 1956 » Armand Colin, 2010

SOURCE : www.reporter.dz

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