Après avoir appuyé une intervention musclée en Syrie, le porte-avions russe Amiral-Kouznetsov a jeté l’ancre le 11 janvier 2017 dans les eaux maritimes libyennes. Une halte qui a marqué les esprits des membres de la communauté internationale, puisqu’elle témoigne du « rôle grandissant » de la Russie en Libye et du fort soutien qu’elle accorde au général de l’armée libyenne, Khalifa Haftar. Or, l’engagement du Kremlin n’est ni surprenant ni nouveau. Depuis le début de l’« Opération Dignité » -une mission militaire menée par Haftar depuis 2014 pour mettre fin aux groupes terroristes dans l’Est libyen-, Moscou s’est graduellement engagée à accompagner l’armée libyenne dans ses efforts de sécurisation, notamment par l’échange d’informations militaires.
Le général Haftar à son retour de Russie en décembre 2016
Afin d’assurer ses intérêts dans la région, le Kremlin veut mettre le Général sous les feux de la rampe internationale. Désormais, la Russie s’affiche ostensiblement avec lui tout en le présentant comme une pièce maitresse de l’échiquier libyen. De son côté, Haftar attend une aide plus conséquente de la part de Moscou, et espère obtenir son appui diplomatique concernant la levée de l’embargo sur les armes en Libye, voté par le Conseil de sécurité en 2011. Ce dossier épineux servirait les intérêts russes mais romprait d’importants accords internationaux. De fait, les autorités russes sont enrôlées dans le bourbier libyen depuis 2014, et d’une manière plus intensive dès la prise du croissant pétrolier – une zone géographique d’où est acheminé plus de 80% du pétrole libyen- par le général Haftar en septembre 2016. Alors, pourquoi la Russie parie-t-elle sur Haftar? Et quel rôle peut-elle jouer dans un processus de réconciliation nationale?
Le général Haftar, le rempart contre le chaos
Six années après l’intervention de l’OTAN en Libye, le pays sombre encore et toujours dans le chaos et l’insécurité. Écœurée par cette situation dramatique, la majorité des Libyens sont prêts à tout sacrifier sur l’autel de la sécurité. Et l’homme qui prétend ramener l’ordre dans la maison se nomme Khalifa Haftar. Ancien partisan de la révolution verte, le Général a été formé en URSS avant de s’exiler aux États-Unis comme dissident anti-kadhafiste durant les années 1980, jusqu’à son retour en 2011 en Libye. Sur les réseaux sociaux, les aficionados du Général sont nombreux, particulièrement dans l’Est libyen. Un facebooker anonyme écrit sur la page officielle de l’armée: « Je n’aime pas Haftar. Je n’aime pas les Russes. Mais s’il peuvent nous garantir la sécurité, je choisirai le Général sans le moindre doute ». Haftar a bâti sa légitimité en Libye sur ses récentes conquêtes militaires. Le 11 septembre 2016, le Général a évincé la milice qui contrôlait le croissant pétrolier libyen. Cette opération militaire reste incontestablement l’événement de l’année 2016, puisqu’elle a considérablement changé les équilibres de pourvoir en faveur de Haftar. Or, l’ampleur de cet événement a été parfaitement interprétée et étudiée par la diplomatie russe qui n’a jamais caché sa préférence pour le Général. Haftar possède un profil idéal pour la Russie : obsession sécuritaire, volonté de mettre fin au terrorisme, vision laïque de la société libyenne…etc. Des convictions politiques et un parcours militaire qui plaisent à Moscou et qui pourraient lui rétribuer des garanties sur les intérêts russes en Libye. Dès lors, Moscou n’a pas lésiné d’efforts pour faire évoluer le statut de général Haftar. Elle souhaite corriger l’image d’un militaire réputé brutal, à la tête d’une armée peu structurée avec des milices relativement peu entrainées, vers celle d’un acteur politico-militaire de premier plan, qui mérite une reconnaissance internationale à la hauteur de son engagement. Ainsi, le Kremlin a accéléré en termes d’images la mise en avant de l’appui au Général. Le 29 novembre 2016, Haftar est arrivé en grande pompe à Moscou pour une visite de haute importance. C’était son deuxième passage en Russie depuis 2014, soit deux mois après la prise du croissant pétrolier. Il a rencontré des hauts responsables du Ministère de la Défense afin de partager sa vision de la sécurité nationale et demandé une assistance technique, surtout dans la maintenance de l’armement. D’un point de symbolique, cette rencontre est très instructive puisque elle donne quelques clés de lecture sur les intentions russes. Premier détail : Haftar a délaissé son costume militaire au profit d’un costume classique. Le message est évident : Haftar est n’est pas seulement un militaire, c’est un acteur politique à part entière qui gouverne une région étendue du pays. L’autre message est plus officiel : Haftar est un ami de la Russie; « l’homme de la situation sécuritaire et son armée a besoin du savoir-faire russe ». En pariant sur le général Haftar, la Russie se repositionne géopolitiquement en Libye afin d’assurer ses intérêts économiques et militaires, fortement mis à mal durant les dernières années.
La Russie et ses intérêts militaires en Libye
La chute de Mouammar Kadhafi a eu des conséquences négatives sur les intérêts russes en Libye. Le régime Kadhafiste a entretenu d’excellentes relations diplomatiques avec la Russie qui se sont concrétisées par d’importants contrats d’armements. Comme un geste de bonne foi, Poutine avait pris l’initiative en 2008 d’annuler une dette de 4 milliards de dollars en échange d’accords commerciaux juteux. Mais depuis 2011, le complexe militaro-industriel russe aurait perdu plus de 4,5 milliards de dollars en contrats, en raison des bouleversements politiques en Libye. Dans les cercles militaires russes, la Libye a toujours été perçue comme un formidable marché pour les produits militaires russes. Cependant, l’embargo sur les armes a carrément freiné le carnet de commandes des compagnies russes en Libye. Selon le patron du service fédéral de coopération militaire du Kremlin, « 4 milliards est chiffre purement nominal. Les pertes réelles pourraient atteindre des dizaines de milliards de dollars ». Mais l’embargo n’a pas empêché les autorités russes d’engager une coopération militaire rapprochée avec le général Haftar. En effet, le soutien russe s’est amplifié dès 2014 par l’intermédiaire de l’armée égyptienne et son président Al-Sissi, considéré comme un homme proche de Moscou. L’armée égyptienne aurait expédié d’importantes quantités d’armes vers les camps d’entrainement de l’armée libyenne à l’Est alors que les services secrets égyptiens auraient envoyé des données russes sur les déplacements des groupes terroristes en Libye.
Quel rôle politique pour la Russie en 2017?
Le Kremlin n’a jamais fait confiance aux gouvernements islamistes qui se sont succédé en Libye depuis 2011. Ils ont été perçus comme des islamistes, bien plus Pro-occidentaux qu’en faveur de la Russie. Ce n’est qu’en 2015 qu’Abdullah Al-Thani, ancien Premier ministre du gouvernement de Tobrouk, ait été invité à Moscou comme premier représentant de la Libye post-Kadhafi. Aujourd’hui, la stratégie russe consiste à dessiner un nouveau rôle à Haftar tout en s’imposant comme un interlocuteur de choix capable de poser les jalons d’un processus de réconciliation entre l’ensemble des partis concernés. Le 15 décembre 2016, Sergei Lavrov, ministre des Affaires étrangères russe, a déclaré qu’ «aucune réconciliation politique n’est possible en Libye sans une réévaluation de la légitimité politique des acteurs». En d’autres mots, Haftar est un acteur légitime dans l’équation libyenne car il peut, jusqu’à un certain point, unifier des forces autour de son armée et contribué au succès d’un projet de réconciliation par et pour les Libyens. Un point de vue partagé par les deux puissances régionales, l’Algérie et l’Égypte. Beaucoup d’analystes estiment que le rôle de la Russie en Libye peut alimenter une recrudescence de violence. Mais est-ce vraiment le cas? La Russie ne peut intervenir en Libye car elle n’a ni les moyens d’une opération militaire d’envergure, ni l’envie d’engager ses forces sur le front libyen. Cependant, sa diplomatie se veut à la hauteur de ses ambitions régionales, et traduit un désir d’accentuer sa coopération avec l’ensemble des acteurs libyens. Le 12 décembre 2016, une réunion a regroupé à Tripoli l’ambassadeur russe en Libye, Ivan Molotkov, et le ministre de la défense du GNA, Mahdi Al-Barghati. Cette rencontre témoigne de la volonté des autorités russes d’engager des tractations politiques avec le GNA, dans un contexte marqué par l’échec des accords de Skhirat –un accord qui devait confirmer la légitimité du GNA avant le 17 décembre 2016 -. Pour le Kremlin, les raisons objectives de cet échec sont claires. Premièrement, le GNA ne possède pas de légitimité politique aux yeux des libyens. C’est un gouvernement de technocrates qui payent des milices à Tripoli afin de sécuriser les quelques quartiers sous son contrôle. Deuxièmement, l’article 8 de l’accord n’a jamais accordé les pleins pouvoirs militaires à Haftar. Pour les partisans du Général, la révision de cet article a été une condition sine qua non de la réussite de l’accord. Alors que la Libye vit dans un flou politique incandescent depuis l’expiration des accords de Skhirat, la Russie peut jouer un rôle intéressant dans la crise libyenne. Et la solution passe inéluctablement par la promotion d’acteurs locaux, légitimes et rassembleurs afin qu’ils ne soient plus des objets de la crise mais des sujets actifs ayant un réel pouvoir de changement. Martin Kobler, l’Envoyé spécial des Nations Unies en Libye, a récemment déclaré que 2017 sera l’année de l’action en Libye. Si la Russie réussit à promouvoir Haftar comme un acteur légitime sur la scène internationale tout en maintenant une position mesurée par rapport aux gouvernements et aux différentes factions politiques; et si l’Algérie et l’Égypte arrivent à unifier la voix des acteurs locaux et tribaux autour d’une même table de discussion, la Libye pourrait entrevoir une lueur d’espoir, pour le moins, inespérée. Raouf Farrah est analyste politique « MENA region » au sein du groupe SecDev à Ottawa, au Canada. SecDev est un « operational think tank » qui produit des rapports d’analyses géostratégiques sur la situation sécuritaire, politique et économique des régions en conflit.