Saâdi Bezziane : L’hommage aux «porteurs de valises», ces Français anticolonialistes

Il observe avec inquiétude la montée de l’islamophobie à laquelle il a consacré un récent essai. La parution, en septembre dernier, aux éditions Nussayban, d’un essai sur les Français engagés dans la Révolution de novembre 54 nous a fourni l’occasion de rencontrer un écrivain arabophone pas comme les autres !

Reporters : A quand remonte chez vous l’idée de consacrer une étude circonstanciée aux Français qui ont soutenu le combat libérateur du peuple algérien ?

JeansonSaâdi Bezziane : J’avais depuis longtemps observé l’absence totale dans la bibliographie algérienne, ainsi que sur le marché du livre en Algérie, d’ouvrages traitant de ce sujet capital qui constitue une partie de notre histoire. Je considère que participer, comme l’ont fait ces Français libres à la résistance du peuple algérien, c’est écrire une page de l’histoire du mouvement national. À cet égard, le rôle de Francis Jeanson et de ses compagnons revêt une importance considérable qui fut d’une redoutable efficacité, d’autant que leur action s’est déroulée dans des conditions extraordinairement difficiles. Ils étaient, rappelons-le, l’objet d’une surveillance sourcilleuse, devant redoubler de précautions pour échapper aux yeux et aux oreilles de la police, de l’armée et de la DST. Malgré toutes les difficultés qu’ils eurent à affronter, ils sont parvenus à faire « passer » le message et à informer l’opinion française du bien-fondé de la Révolution algérienne. C’est donc, pour répondre précisément à votre question, un «trou» dans les sources bibliographiques algériennes qui m’a conduit à traiter ce sujet, 60 ans après le déclenchement de l’insurrection de Novembre 54 et un demi-siècle d’indépendance. Qu’on ne puisse pas trouver un seul livre dans les deux langues, arabe et française, qui évoque de manière « fouillée » ce groupe de personnalités françaises dont le rôle considérable, encore une fois, n’est plus à démontrer dans le succès de la Révolution algérienne. Ces Français libres ont donné de leur personne et contribué par tous les moyens, par l’action militante et par la plume, au combat libérateur. La deuxième raison qui m’a incité à aborder ce sujet, c’est qu’il est en soi important. Le livre que je publie est, à tous égards, un essai pionnier et j’espère qu’il sera une source d’informations pour les chercheurs et les historiens. Car ces derniers ne se sont pas encore penchés sur cette question. Pourtant, notre pays ne manque pas d’historiens professionnels, mais jusqu’à présent aucun chercheur algérien ne s’est chargé d’écrire un livre comme le mien ou bien un livre meilleur. En vérité, je ne prétends nullement que mon livre épuise la question, car le sujet est complexe, immense, et pour ce faire, il faudrait plus d’un ouvrage. Venons-en au contenu de votre livre. Francis Jeanson a fondé son réseau en 1957, soit un peu plus de deux ans après le déclenchement de l’insurrection de Novembre 54. Mais l’engagement de Jeanson en faveur du nationalisme algérien est plus ancien. Il est, en effet, l’auteur d’un livre….

XVMe15dd01c 7bcb 11e5 a581 31c2ff583d8bL’Algérie hors la loi, paru en 1955. Si on observe de près le parcours de Francis Jeanson, on remarque qu’en fait il est impliqué dans l’histoire du nationalisme algérien bien avant 1954. Il s’est rendu en Algérie plus d’une fois. Il a étudié de près la réalité algérienne et il a rencontré un certain nombre de personnalités algériennes représentatives du mouvement national. Il avait donc une information de première main sur le nationalisme algérien et ses hommes. Après le déclenchement de la Révolution de novembre 54, Jeanson s’est consacré à l’écriture de cet essai, avec la collaboration de son épouse Colette. Ce livre, une fois publié, a eu un certain retentissement dans les milieux de la gauche française. Ce livre, malheureusement, attend toujours sa version arabe, bien qu’à ma connaissance il a déjà fait l’objet d’une traduction publiée au Caire, mais qui n’a pas été largement diffusée. Aussi est-il regrettable que malgré son rôle considérable, l’action de Francis Jeanson, dans le soutien à la lutte d’indépendance nationale, ne soit pas connue des historiens algériens, qui ne s’intéressent pas à son itinéraire et ne l’honorent pas comme il mériterait de l’être. L’historien Mohammed Harbi n’a rien écrit pratiquement sur les porteurs de valises et il ne leur accorde que fort peu d’intérêt. Il faut signaler à cet égard l’exception notable que constituent les éditions Casbah qui, sous l’impulsion de Mustapha Madi, ont édité une biographie de Jeanson, livre précédé d’une introduction par Jeanson, rédigée peu de temps avant sa mort.

Vous consacrez tout un chapitre de votre livre à Francis Jeanson

Adolfo KaminskyOui, en effet, j’ai écrit ce chapitre après sa disparition pour alerter les intellectuels algériens, notamment les historiens qui travaillent sur la Révolution de novembre et le mouvement national, en général, de l’importance considérable de l’engagement de cet intellectuel et philosophe aux côtés des révolutionnaires algériens. Mais, hélas, je dois le reconnaître, ces pages, qui furent d’abord publiées dans la presse algérienne, n’ont pas eu l’écho désiré. Si bien que j’en viens sincèrement à me demander comment, nous, Algériens, pouvons ignorer des personnalités de ce genre, d’autant que les historiens algériens ont beaucoup écrit sur la Révolution algérienne. Mais ils paraissent se désintéresser de cet épisode qui fait partie, répétons-le, de l’histoire de la Révolution algérienne. En quels termes, l’opinion publique française a-t-elle jugé l’implication de Jeanson et de ses compagnons dans la

Révolution algérienne ? Au début, ils ont été qualifiés de « traîtres », car toute personne qui militait contre la répression coloniale en Algérie, contre la guerre menée contre le peuple algérien était ainsi désignée. Certains écrivains et essayistes français ont dénoncé violemment les « porteurs de valises », mais convaincus de la justesse de leur position, ces « porteurs de valises » ont persisté dans leur voie. Certains d’entre eux ont décidé, une fois l’indépendance acquise, de rejoindre l’Algérie pour y poursuivre leur engagement. Après avoir porté les valises du FLN, ils voulaient à présent contribuer à la bataille de l’édification de l’Algérie post-coloniale. Mais hélas, trois fois hélas, après le coup d’Etat du 19 juin 1965, Houari Boumediène a combattu ces volontaires, qu’on nomme « Les pieds rouges», et les a harcelés et les considérant comme des «espions » ou tout comme. Ils ont été contraints à quitter l’Algérie d’une manière fort peu élégante et certains d’entre eux ont été incarcérés et même torturés. Personne n’évoque en Algérie ce sujet qui demeure tabou. Pour ma part, j’ai vécu cette période et j’en suis le témoin. Pour se défendre, Boumediène arguait du fait qu’il ne voulait pas que des étrangers s’ingèrent dans les affaires politiques intérieures. Or ces «pieds rouges » n’étaient pas en réalité des étrangers, ils ont mieux servi l’Algérie et sa révolution que bien des Algériens de souche. Pour écrire ce livre, vous dites que vous avez utilisé des sources nouvelles… Il faut bien comprendre que ce sont des sources nouvelles, non pas au sens absolu du terme, mais relativement au lectorat algérien de langue arabe. Car ces lecteurs ne connaissent pas un certain nombre de documents qui ont été publiés, les actes du procès du réseau Jeanson, par exemple, et de nombreux livres écrits sur le sujet sont resté hors de portée du public arabophone algérien. C’est pour cela que j’en parle comme de « sources nouvelles ». Par exemple, la liste des personnalités qui ont signé la motion dite des « 121 ». Les Algériens ne connaissent en réalité que les signataires les plus célèbres de cette motion [1] comme Sartre.

Ces sources, que vous nommez nouvelles et que vous avez compulsées, elles sont éditées en français seulement ? En effet, car il n’existe en langue arabe aucun document, aucun livre sur le sujet ni au Machrek ni au Maghreb. En Algérie, je le répète, personne n’a jamais rien écrit ou publié sur le sujet jusqu’à présent. Une certaine indolence, un désintérêt pour l’histoire de la Révolution algérienne, pour certains de ses aspects en tout cas, me semblent en être la cause. Un chapitre intéressant de votre livre évoque la question des rapports du Parti communiste français et duréseau Jeanson, pourriez-vous préciser la nature de ces rapports ? A bien des égards, la position du Parti communiste français est proche touchant la question algérienne des socialistes dont le chef de file était à l’époque Guy Mollet. Pour le dire en un mot, l’attitude de la direction du Parti communiste est un scandale. En mai 1945, les communistes ont traité les nationalistes algériens de «fascistes», les ont accusés d’être manipulés par les nazis. Juste après le déclenchement de la Révolution de novembre 54, les communistes restèrent pour le moins perplexes et hésitants sur le parti à prendre en pareil cas. Jeanson a tenté malgré tout de prendre langue avec la direction du Parti communiste français pour les amener à une position anticolonialiste plus ferme, malheureusement, les communistes interdirent à leurs militants de s’impliquer dans les réseaux d’aide aux Algériens, les menaçant le cas échéant d’exclusion du parti. Le Parti communiste français, je ne parle pas du PCA qui n’en était qu’une filiale, n’a jamais aidé de quelque manière que ce soit les révolutionnaires algériens. Bien au contraire, l’histoire retient au passif du PCF le vote calamiteux des « Pouvoirs spéciaux » à Guy Mollet. C’est une attitude qui demeure injustifiable. L’action d’Henri Curiel ne vient-elle pas un peu nuancer la condamnation du PCF car, comme vous le savez, Henri Curiel n’a jamais caché ses convictions communistes ? A mes yeux, Henri Curiel a joué un rôle très important, puisqu’il a succédé à Francis Jeanson après le démantèlement du réseau et l’arrestation d’un certain nombre de ses militants. Ce fils de bourgeois d’Egypte s’est converti au communisme, a gagné l’Europe pour y poursuivre son action militante en faveur des déshérités. En ce qui concerne la Révolution algérienne, Henri Curiel a trouvé le moyen de faire sortir de France des sommes considérables et de les placer dans des banques européennes, notamment suisses. Sans ce travail, il aurait été très difficile pour ne pas dire impossible au FLN de continuer à peser sur la suite des événements. En 1978, Curiel a été assassiné, payant ainsi son soutien à la Révolution algérienne et au combat des Palestiniens. On ne peut oublier son nom, et on aurait dû lui consacrer un livre en Algérie, mais son nom y est ignoré, aucune rue ne porte son nom et pas davantage le nom de Jeanson. A l’exception notable de Maurice Audin. Et il faut dire avec force que les efforts conjugués de Francis Jeanson et d’Henri Curiel ont été des combats d’avant-garde.

Comment Francis Jeanson et ses compagnons justifiaient-ils le soutien qu’ils apportaient par leur action clandestine à l’émancipation du peuple algérien ? J’admire beaucoup l’action et l’engagement de Jeanson et la fermeté de ses positions sur lesquelles il n’a jamais varié. La Révolution algérienne a bouleversé de fond en comble la vie de cet intellectuel sartrien. Une fois l’indépendance acquise, il a déclaré qu’il ne lui appartenait pas de s’ingérer dans les affaires algériennes. Les Algériens, disait-il, sont maintenant libres et sauront gérer leurs affaires. Ils n’ont pas besoin de guides ou de tuteurs. D’autres soutiens de la Révolution algérienne ont fait un autre choix. On les a appelés les « pieds rouges », titre d’un livre formidable de Catherine Simon (Seuil éditeur), essai unique sur ce sujet pour l’instant. C’est un livre qui n’a pas été importé et distribué en Algérie, je le regrette. Et il n’a pas été traduit en arabe non plus. Je ne comprends pas comment on peut passer à côté de pareils livres et de semblables personnalités. Que répondre à ceux, intellectuels ou historiens français, qui disent que l’efficacité du réseau Jeanson et de Curiel était relative ? Je ne partage pas cette opinion. Pour en juger, il faut remettre les choses dans leur contexte. Les réseaux d’aide au FLN étaient constitués par des militants convaincus, traqués par toutes les polices de France, et qui œuvraient clandestinement. A cet aulne, on peut dire que les réseaux d’aide ont permis de financer l’effort de guerre du FLN. Sur ce plan, ils ont été très efficaces. L’un de vos derniers chapitres évoque l’autre visage des Français libres ? Qu’entendez-vous par là ? Après l’indépendance, ceux qui ont soutenu l’effort de guerre du FLN par les moyens qui étaient les leurs ont eu des attitudes différentes. Les uns ont considéré que leur objectif était l’indépendance de l’Algérie, qu’ils ont rempli leur office et que leur mission est désormais terminée. D’autres ont considéré que si l’Algérie n’était plus colonisée, si elle s’est libérée du joug du colonialisme français, sa situation restait néanmoins très préoccupante, et qu’elle a par conséquent encore besoin du soutien des « pieds rouges ». Parmi ces derniers, l’Egyptien Lotfallah Souleyman. Ce dernier a été l’un des conseillers de Ben Bella, Catherine Simon le range parmi les pieds rouges, quoiqu’il fût copte. Il dirigeait à un moment la librairie le Tiers-Monde, à Alger. Mais, après le coup d’Etat du 19 juin, ces gens-là n’étaient plus les bienvenus en Algérie, comme on l’a déjà dit. Vous vous êtes chargé de publier la liste complète des signataires de la motion des 121, pourquoi ? J’ai pris l’initiative de publier la liste complète des signataires de la motion des 121, car si certains en sont connus, certains autres sont méconnus et le reste est inconnu. Pour faciliter la tâche aux chercheurs, la liste qui figure dans mon livre est libellée dans les deux langues, française et arabe. Les francophones ne lisent peut-être pas les livres écrits en arabe et l’inverse peut être aussi vrai. J’aurais pu, en effet, consacrer à chacun de ces signataires une petite note, mais cela aurait exigé des recherches plus pointues.

Parmi les plus réputés, il y a les noms de Sartre et de Simone de Beauvoir… Sartre et Simone de Beauvoir étaient les seuls à bénéficier d’une réputation universelle et donc à être connus dans le monde arabe. Et le mérite en revient à l’écrivain libanais Souheil Idriss et à son épouse qui ont traduit en arabe les œuvres complètes de Sartre et de Simone de Beauvoir. Tout ce qui s’écrivait à Paris sur la Révolution algérienne de la part des intellectuels français et notamment Sartre et Simone de Beauvoir était traduit séance tenante par Souheil Idriss. Francis Jeanson était, dit-on, le disciple qui a le mieux compris la philosophie de Sartre. Son implication dans le combat des Algériens est une conséquence naturelle des positions qui s’exprimaient dans la revue de Sartre, «Les Temps modernes», contre le colonialisme… Sartre a dit un jour que si Jeanson lui avait demandé de porter les valises du FLN, il n’aurait pas hésité à le faire. Des liens d’admiration et d’amitié liaient Jeanson à Sartre, et ils étaient tous les deux franchement hostiles au colonialisme Est-ce que ça a été une chance pour la Révolution algérienne de trouver des soutiens chez des intellectuels aussi célèbres que Sartre dans le monde ? Certainement. Ce que Sartre a accompli en faveur de la Révolution algérienne et en accord avec ses propres convictions est prodigieux. A lui seul, il a fait plus de mal au colonialisme et à ceux qui le défendaient qu’une division militaire. Les écrits et les propos de Sartre avaient un retentissement universel, à Cuba, aux Etats-Unis, en Asie, en Afrique, partout. Ce rôle dont s’est chargé Sartre ne devait-il pas revenir plutôt à Albert Camus qui est né sur la terre algérienne ? Certes, on pourrait le dire, sauf qu’Albert Camus n’en a rien fait. Avant que la guerre de libération nationale ne soit déclenchée, Sartre avait chargé F. Jeanson de faire la critique du livre de Camus l’Homme révolté (1951). Cette critique a provoqué la rupture entre les deux écrivains français les plus célèbres dans le monde. En réalité, rien de commun n’existait entre les deux hommes. Sartre avait des positions anticolonialistes très fermes et Camus ne songeait qu’à sa communauté, les Français d’Algérie. Contrairement à ce que déclare Maïssa Bey, je ne considère pas Camus comme algérien, car il s’est toujours présenté comme un Français d’Algérie, comme il l’a dit et répété à plusieurs reprises lui-même. Il n’a d’ailleurs joué aucun rôle dans la Révolution algérienne. [1] Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie. Elle contient cette phrase significative : « La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. » 

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